Depuis leurs indépendances et jusqu’à l’avènement du Printemps arabe, les États du Moyen-Orient ont souffert de leur principe constituant, attribué aux volontés et arrangements entre les anciennes puissances coloniales.


une article écrit par Mohamad Moustafa Alabsi, publié sur The Conversation le 13 septembre 2021.


Depuis leurs indépendances et jusqu’à l’avènement du Printemps arabe, les États du Moyen-Orient ont souffert de leur principe constituant, attribué aux volontés et arrangements entre les anciennes puissances coloniales. Si les exigences d’autonomie, d’arabité et de souveraineté exprimées par les habitants de la région furent satisfaites par l’indépendance, ces États n’en constituaient pas moins, du point de vue aussi bien de leurs peuples que de leurs élites et de leurs dirigeants, des entités artificielles créées et découpées à la guise des diplomaties occidentales.

Les guerres entre Arabes et Israéliens et le sort malheureux du peuple et des réfugiés palestiniens ont marqué et, en quelque sorte, confisqué l’histoire moderne de la région. Tout comme les accords de Sykes-Picot et leur part de responsabilité dans la transformation du projet culturel de renaissance arabe en un projet nationaliste et idéologique.

L’impact de plusieurs décennies de nationalisme arabe

Or, ce fut le nationalisme arabe qui a largement empêché l’émergence du pluralisme politique et du débat civil au sein de ces sociétés. Les guerres avec Israël ont essentiellement servi d’excuses, dans de nombreux pays de la région, pour justifier des coups d’État et la mainmise des militaires sur la vie publique et constitutionnelle. Il suffit, pour s’en convaincre, de calculer le nombre de décennies passées au pouvoir par chacun des dictateurs arabes, y compris les chefs et les cadres de l’Autorité palestinienne.

Mais l’entreprise la plus radicale et la plus totalisante fut celle des régimes baasistes en Irak et en Syrie, surtout à la suite des accessions au pouvoir de Hafez Al-Assad et de Saddam Hussein, respectivement en 1970 et 1979. Le parti Baas a assumé une mission déconstituante de l’État en Irak et en Syrie pendant plus de trois décennies. Citoyens et élèves apprenaient en effet, dans les manuels scolaires et même dans la Constitution – syrienne en l’occurrence – que les États arabes étaient illégitimes, provisoires et voués à la disparition.

Ce messianisme politique promettant une unité arabe par la révolution baasiste s’accompagnait d’un déni démographique et culturel à l’égard des minorités, notamment les Kurdes. Un déni qui est allé jusqu’au rasage de milliers de villages kurdes dans le nord irakien durant la première guerre du Golfe, sans oublier les tueries massives aux armes chimiques commises sous la dictature de Saddam Hussein. En Syrie, malgré les changements constitutionnels de 2014 qui tentaient de relégitimer le pouvoir en place face à la rébellion, les droits culturels des Kurdes ne sont toujours pas reconnus. De telles semences idéologiques et criminelles implantées pendant à peu près un demi-siècle ne pouvaient que conduire à un éclatement social et institutionnel au moindre affaiblissement de ces Régimes-États.

Aujourd’hui, avec la désintégration territoriale des souverainetés syrienne et irakienne, les Kurdes ne veulent ni cohabiter ni construire leur avenir avec les Arabes. Or, tout comme les Arabes lors de leurs indépendances, les Kurdes se trouvent aujourd’hui devant l’impasse de l’hétérogénéité territoriale ; là où ils sont dominants, ils ne sont pas seuls, mais seulement majoritaires.

Un statu quo territorial qui conserverait les États existants tout en favorisant une évolution des régimes et la mise en place de systèmes pluralistes et inclusifs ne semble pas à l’ordre du jour. Malgré le Printemps arabe et ses revendications sociales et post-idéologiques, l’heure est à la stagnation et à l’indétermination post-étatique.

La relation entre régime et État

La crise syrienne a commencé en 2011 avec des manifestations populaires exigeant des réformes politiques de la part du régime de Bachar Al-Assad. Ces revendications ne portaient ni sur le contenu identitaire ni sur les frontières nationales de l’État syrien. Elles élaboraient, et c’est là que se justifie leur caractère révolutionnaire, une conscience sociale et post-idéologique de la politique et un esprit constitutionnaliste de l’État.

Or, au Moyen-Orient, il n’y a pas de gouvernements dans un État mais plutôt des Régimes-États. Au sein des monarchies de cette région, le monarque ne symbolise pas l’unité de son peuple mais donne leur nom et leur nationalité à ses sujets. Ainsi, les populations de l’Arabie s’appellent bien « saoudiens » par référence à la souveraineté des Saoud. Les autres monarchies du Golfe présentent moins ce défaut, mais n’en restent pas moins articulées à un régime politique dépassé et sans avenir juridiquement sécurisé, celui de la monarchie médiévale et absolue. De même dans les systèmes dits « républicains » de la région, il n’y pas d’État pour ses habitants, mais seulement des États à hiérarchie ethnique : État nationaliste juif, État nationaliste arabe et peut-être, bientôt, État nationaliste kurde.

Autrement dit, l’homogénéité normative fait totalement défaut et tout conflit est donc voué à dépasser la dialectique justice/injustice, liberté/tyrannie ou peuple/régime politique. En effet, le cadre étatique finalisé au sein duquel se déroulerait l’affrontement entre plusieurs légitimités politiques n’existe pas encore, car la question de la légitimité politique au Moyen-Orient se pose au niveau de la nature de l’État et non au niveau des luttes sociales et politiques au sein de celui-ci.

L’ouverture de l’espace syro-irakien aux influences régionales et internationales en a constitué la meilleure démonstration dans la mesure où, à la surprise générale, plusieurs embryons et types d’État ont fait surface.

Les Turcs, les Qataris et les Frères musulmans en général ne rêvaient pas d’une démocratie constitutionnelle et pluraliste en Syrie mais d’une constitutionnalité électorale et majoritaire de l’État, copiant les régimes de Morsi en Égypte, d’Erdogan en Turquie ou de Poutine en Russie. Ils ont réussi, d’après plusieurs opposants syriens, à accaparer et orienter les corps représentatifs de l’opposition syrienne, que ce soit au niveau diplomatique ou sur le terrain de guerre.

Quant à l’Iran et au Hezbollah, présents et très ambitieux en Syrie et en Irak, ils se réclament de l’islam chiite révolutionnaire et du système politique des mollahs et des ayatollahs. Ils jouent la carte des minorités de la région et orientent les conflits vers une irréductible opposition entre chiites et sunnites. Daech appartenait à la catégorie saoudienne et médiévale de la monarchie absolue, y ajoutant le devoir religieux du djihad et de l’expansion territoriale. Les Kurdes recopiaient et recopient encore l’erreur arabe et juive de l’État nationaliste et monolithique, et ainsi de suite.

L’homogénéité normative signifie la sécurité juridique. On peut traduire cette notion pour le Moyen-Orient comme ayant deux versants : l’accrochage de tout système politique à la légitimité populaire pour le versant philosophique (le Contrat), et l’accrochage des institutions de l’État à la souveraineté de la loi et des droits de l’homme pour le versant juridique (le Constitutionalisme).

Aujourd’hui, un changement de régime au Moyen-Orient pourrait signifier une transformation, voire une disparition de l’État, suivies d’une multitude de possibilités spatiales imprévisibles et impossibles à anticiper. L’existence juridique de la Syrie ou de l’Arabie saoudite, de l’Irak ou même de l’État d’Israël pourrait très facilement être remise en question. Les alternatives constituantes à ces États sont aussi variées que le nombre de minorités et d’ethnies présentes dans la région (Kurdes, Palestiniens, Druzes, chiites, etc.)

Les questions d’avenir

Le Printemps arabe a fait entrevoir, à ses débuts, un possible dépassement des idéologies identitaires et des régimes politiques au profit d’une fixation institutionnelle des États et d’une constitutionnalisation de leur vie politique. S’il est encore vivant, et si l’on veut entretenir sa suite et ses conséquences, il nous faudrait penser les problématiques suivantes :

Autant d’interrogations nécessaires pour les années à venir…


Mohamad Moustafa Alabsi, Chercheur postdoctoral au Mellon Fellowship Program, Columbia Global Centers, Amman, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.