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Discours de Michel Wieviorka lors du lancement du Panel : présentation d’ IPEV

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(Vidéo à la fin de l’article)

Le projet de ce panel est né à la suite des attentats de janvier 2015 en France –Charlie-Hebdo, l’hyperKasher. Il m’est apparu alors nécessaire de réfléchir à cette violence extrême, mais aussi aux réponses qui pourraient y être apportées.  Il m’est apparu aussi qu’il était nécessaire de ne pas limiter la réflexion à un seul type de violence, en l’occurrence le terrorisme, si tant est que l’on puisse définir convenablement ce terme, ce qui est loin d’être évident. D’abord parce que ce terrorisme islamique est lui-même indissociable d’autres formes de violence : la guerre, la guerre civile, le chaos irakien, les violences urbaines en France par exemple, comme celles de 2005. Et ensuite parce que l’on a tout à gagner me semble-t-il à ouvrir le spectre de nos analyses de la violence, et de la sortie de la violence, quitte à se limiter à l’étude de certains phénomènes ou de certains de leurs aspects.

La démarche qui a été adoptée pour ce panel que nous appelons IPEV a consisté à proposer à déjà près d’une centaine de chercheurs, du monde entier, de coopérer au sein de groupes de travail –une dizaine déjà constitués, d’autres en projet- pour aborder certains aspects des questions qui nous intéressent, en croisant le plus possible préoccupations thématiques, et territorialisation sur ce que l’on appelait dans le passé une « aire culturelle » -ce peut être une région du monde ou un pays. Chaque groupe dispose d’une certaine autonomie, et est composé de façon à être pluridisciplinaire et à éviter tout enfermement dans une école de pensée ou ne orientation scientifique unique. Et le travail de ces groupes est intégré, il forme un tout, ce qui veut dire que les chercheurs participeront tout aussi bien à des rencontres et des mises en commun à l’intérieur de leur groupe, qu’à des réunions de synthèse. Un rapport final fera donc la synthèse.

Je vais donc à partir de cette présentation rapide faire quelques remarques théoriques et méthodologiques.

 

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  1. Un paradoxe

Les sciences humaines et sociales, les SHS, ont depuis longtemps fait de la violence une de leurs préoccupations centrales. Elles se sont beaucoup moins centrées sur la sortie de la violence, et notre projet devrait contribuer à en faire un domaine relativement intégré. Si nous voulons bien donner un sens large au thème de la « sortie de la violence »,  et prendre en compte tout ce qui va dans le sens de son amenuisement, ou de son empêchement, alors, il faut bien voir qu’il s’agit là d’un domaine éclaté, sans unité, où interviennent bien plus d’experts, de professionnels et de militants en tous genres, que de chercheurs proprement dits.  Ce domaine, comme je l’ai indiqué dans un texte paru dans la rubrique « chantiers » de la revue Socio, va du plus intime, la personne singulière, par exemple victime ou coupable, dans sa subjectivité, jusqu’au plus mondial ou général, la géopolitique du Moyen-Orient par exemple. Et d’emblée, une question mérite d’être mise en débat.

Elle peut même être présentée sous la forme d’un paradoxe.

Pour réfléchir à la sortie de la violence, aux conditions qui la rendent possible, aux modalités qu’elle peut emprunter, il faut certainement disposer de connaissances sur cette violence elle-même, ses sources sociales, religieuses, culturelles, économiques, politiques, les processus au fil desquels elle est apparue. Et en même temps, il serait naïf de croire qu’il s’agit, pour en finir ou en sortir, de parcourir en marche arrière le chemin qu’elle a emprunté, et de mettre en œuvre des dispositifs ou des processus présentant une sorte de symétrie avec ceux qui ont façonné la violence. Il faut connaître la violence, et en même temps reconnaître la spécificité de la sortie de la violence. Autrement dit, il faut bien constituer en domaine propre de connaissances ce champ que constitue la sortie de la violence, alors qu’il est en même temps si directement informé par celui que constitue la violence elle-même qu’il semble en dépendre étroitement, et ne pas pouvoir être pensé de façon autonome par rapport à cette dernière. Voici déjà qui devrait nous inciter à une très grande modestie.

 

  1. Articuler et non opposer

En 2016, une polémique a semblé opposer deux chercheurs français spécialistes de l’islam radical, Gilles Képel et Olivier Roy. Au delà de questions de personne, la controverse portait sur une opposition entre deux perspectives : l’une qui privilégie la religion dans l’explication du terrorisme islamique actuel, et l’autre qui part de la radicalisation des acteurs, première, et bien avant toute référence à l’islam. Dans un premier temps, les meilleurs esprits ont demandé à ce que les deux points de vue soient non pas opposés, mais pensés comme complémentaires, et s’épaulant l’un l’autre. Il est vrai que les terroristes en question se réclament de l’islam, et du djihad, il est non moins vrai que souvent, la religion n’est apparue dans leur conscience que tardivement, et le plus souvent sous des formes très frustes. Mais ce débat mérite d’être approfondi, en introduisant une perspective spatiale. Si l’on considère les djihadistes depuis les pays d’où ils proviennent, la France par exemple, alors oui, il est tentant de voir dans les processus qui les conduisent à passer à l’acte des logiques de radicalisation, que l’on pourra analyser par exemple en termes de perte de sens, de dé-subjectivation et de re-subjectivation. Et si l’on considère les mêmes acteurs depuis les territoires qui organisent leur action, idéologiquement et pratiquement, alors tout change, ce qui prime sera dans les enjeux où la religion se conjugue à la géopolitique régionale, et peut-être mondiale.

La question est dès lors de savoir s’il est possible, ou non, de proposer une analyse intégrant les deux perspectives, ou s’il faut les hiérarchiser. Dans les deux cas, il convient de penser « global », de circuler en permanence entre les deux mises en perspectives, de voir comment elles se nourrissent l’une l’autre. Et peut-être, in fine, d’aboutir à des conclusions relatives au primat de l’une sur l’autre, mais dans une perspective d’ensemble, qui peut elle-même d’ailleurs connaître des variations selon les expériences envisagées, dans le temps aussi pour une même expérience. A partir de là, la réflexion sur la sortie de la violence pourra elle-même s’orienter dans un sens ou un autre : privilégier un traitement du dossier du Moyen-Orient (mais de quel type : diplomatique, militaire…) , ou de celui de la société concernée (avec des politiques publiques par exemple, en matière d’emploi, d’urbanisme, d’éducation, etc.), avec certainement des temporalités distinctes. Ou bien encore s’organiser de façon globale, en conjuguant l’action sur les deux registres.

 

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  1. Penser global

Une originalité de notre projet est de s’inscrire dans ce qui est un mouvement important des SHS contemporaines, qui de plus en plus s’efforcent, dans mon vocabulaire, de « penser global ». Pour ce faire, non seulement nous ne nous limitons pas à un type précis de violence, le terrorisme islamique, même si nous lui accordons une place importante, non seulement nous articulons, je viens de le dire, ce qui se passe en France, ou en Europe, mais aussi d’ailleurs en Afrique du Nord et en Afrique sub-saharienne, mais nous avons un fort tropisme latino-américain. Il peut sembler étonnant de promouvoir une recherche s’intéressant à deux parties du monde aussi différentes que l’Amérique latine et le Moyen-Orient. Dans un cas, les phénomènes de guérillas et de terrorisme ont considérablement régressé, et nous sommes en train de vivre le moment historique de la négociation du gouvernement colombien avec les FARC, dernière grande guérilla latino-américaine. Dans cette partie du monde, la démocratie a dans l’ensemble pris le pas sur les régimes dictatoriaux dans l’autre, le terrorisme et autres formes de violence extrême sont la règle, et le chaos ou la guerre civile sont fréquents, ou menacent. Mais dans les deux cas, on observe aussi diverses forme de violence, plus diffuse, criminelles, liées aux carences de l’Etat, ou à sa quasi-absence, et largement dominée par le trafic des stupéfiants.

Mais surtout, l’idée ici n’est pas de s’engager dans une démarche comparatiste. Il s’agit en effet de circuler entre diverses expériences, sans que jamais  l’une n’apporte à elle seule les clés de la compréhension des autres, ou même simplement les catégories de l’analyse de toutes. Le comparatisme procède en général à partir de grilles construites depuis une société donnée, et en l’appliquant à d’autres, il est toujours tenté par l’ethnocentrisme. En circulant entre diverses expériences, chacune peut apporter un éclairage utile pour mieux comprendre les autres, y compris à partir des analyses qui ont été forgées localement, dans chaque expérience distincte. Penser global, c’est donc aussi ne pas avoir peur de circuler entre l’Amérique latine et le Moyen-Orient, sans privilégier a priori un quelconque centre intellectuel, une catégorisation préétablie ici ou là.

 

  1. Les fausses pistes

Souvent, le bon sens, mais aussi les bons sentiments et tout ce qui relève de ce que Farhad Khosrokhavar, après Hégel, appelle la « bonne âme » tiennent lieu d’outils d’analyse. La sortie de la violence relève alors d’une action qui se heurtent certes à toute sorte de difficultés, mais dont les orientations générales semblent aller de soi. En voici quelques exemples.

Les attentats terroristes ne font pas que des morts, ou des blessés physiques. Ils produisent aussi des traumatismes, que la psychiatrie avait repérés avant même que Freud et des psychanalystes lors de la première Guerre mondiale ou dans sa foulée s’y intéressent de très près. Une idée qui a pour elle la force de l’évidence est que sortir de la violence, pour ceux qui ont été traumatisés, passe par de l’écoute, et la mobilisation de professionnels, psychologues notamment, pour encourager les victimes à s’exprimer. C’est là une tendance qui s’est considérablement accentuée depuis les années 80, et l’action d’associations comme celle fondée en France par Françoise Rudetzki précisément pour faire entendre le point de vue des victimes du terrorisme. Mais des voix se font parfois entendre, par exemple à partir de travaux conduits sous le signe de la « résilience », qui donnent à penser que l’écoute, l’encouragement à l’expression peuvent avoir des résultats décevants, et que dans certains cas, les personnes traumatisées s’en sortent mieux quand elles ne sont pas aidées par des professionnels.

Considérons maintenant les opérations de type « maintien de la paix », « peace building » ou « nation building » qui, au niveau international, sont l’œuvre de grandes organisations, à commencer par les Nations Unies. L’analyse de certaines expériences tout au moins donne à penser qu’elles peuvent présenter plus d’inconvénients que d’avantages par rapport aux objectifs affichés. De même, la critique des ONG qui oeuvrent dans ce domaine mérite depuis longtemps d’être entendue.

Ce serait aller trop vite en besogne que de verser dans une posture hypercritique, et de mettre en doute systématiquement l’efficacité des organisations internationales ou des ONGs, mais il faut se garder des facilités qui consistent à les prendre au pied de la lettre, elles et leur cortège de professionnels,  d’experts et de militants. Or rappelons-le, le domaine des SHS que nous tentons de construire, celui de la sortie de la violence, est peuplé de ces acteurs, qu’il ne s’agit évidemment pas de juger, mais dont il faut dire qu’ils ne sont pas des chercheurs, même si ils sont capables de réflexivité ou de distance par rapport à leur expérience.

 

  1. Recherche solitaire, recherche collaborative

La recherche en SHS est très diversifiée, et on peut considérer qu’elle se construit dans un espace balisé par deux pôles extrêmes. A une extrémité, il y a le modèle du chercheur travaillant seul, s’enfouissant éventuellement dans la réalité qu’il étudie, en observateur participant par exemple, quitte à bénéficier du soutien d’une infrastructure institutionnelle, d’un secrétariat par exemple. A l’autre extrémité, la recherche est collective, un grand nombre de chercheurs sont mobilisés ensemble, et Internet et les technologies modernes de communication ouvrent ici des horizons impensables il y a quinze ou vingt ans. Le premier pôle favorise plus l’originalité, l’individualité du chercheur, son inventivité et éventuellement son rôle d’intellectuel plus ou moins classique ; le second crée de puissantes dynamiques, il exige un engagement partagé, des orientations, des questionnements communs, il repose sur la collaboration, le partage. Il n’est pas difficile de montrer les dérives qui guettent chacun de ces deux pôles. Il me semble que ce qui nous rapproche permet de les éviter. Nous mettons en commun nos connaissances, nous explicitons nos orientations, qui peuvent être distinctes, mais aussi nous avons chacun notre individualité.

Mais il faut bien voir que notre démarche risque d’aller dans le sens de l’effacement de la diversité au profit d’une sorte de mainstream. L’internationalisation des SHS, dans un domaine comme le nôtre, risque aussi d’avoir pour prix la marginalisation de toute approche qui ne serait pas mainstream. Cela d’ailleurs se perçoit d’emblée dès qu’il est question de langue : allons-nous travailler uniquement en anglais, et perdre alors, quand ce n’est pas notre langue maternelle,  une bonne partie de nos spécificités ? Je pense que notre projet est de ce point de vue bien balancé, car il autorise la coopération, la mise en commun, et la diversité des approches, des langues, des orientations. Nous devons là aussi articuler les perspectives, et non pas choisir, ou bien le mainstream ou bien les traditions scientifiques ou intellectuelles particulières.

 

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  1. Le lien avec la demande sociale et politique

Une opposition un peu trop facile met face à face deux conceptions de la recherche, l’une insistant sur son indépendance totale vis-à-vis de toute idée de commande ou de demande, sociale, économique, politique, l’autre au contraire soucieuse d’y répondre et de s’y plier.

Il me semble que notre projet, là aussi, apporte une réponse claire, sinon originale. Les chercheurs  qui s’intéressent à la violence ne peuvent être indifférents à ce qu’ils étudient, et ceux qui veulent faire de la sortie de la violence un domaine de recherche pas davantage. Comme chercheurs, ils veulent être libres, décider eux-mêmes de leurs objets, de leurs orientations théoriques, de leurs méthodes. Et il savent fort bien qu’ils répondent à de formidables attentes, des attentes si fortes qu’ils trouvent dans cette situation une légitimité générale qu’ils n’ont que dans peu d’autres domaines, dans la santé peut-être. Ils ne répondent pas à une demande explicite, à une commande précise, mais à une attente plus diffuse : comment agir face à la violence, comment en sortir ? Cette attente peut être formulée par la puissance publique, par les médias, par des institutions, des fondations, par toute sorte d’acteurs aussi. Comment éviter de perdre son indépendance, tout en reconnaissant que la production de connaissances, dans les domaines qui nous intéressent, est de la plus haute importance pour tous ces acteurs, institutions, médias, etc. ? La réponse pour moi est la suivante : en démultipliant, les occasions, les moments, les lieux d’articulation, de rencontre, entre ceux qui, comme nous produisons les connaissances, et ceux qui se situent du côté de l’action. Sans fusion, et sans maintenir davantage une distance infranchissable. Que les acteurs restent des acteurs, que les chercheurs restent des chercheurs ne doit pas empêcher, au contraire, la rencontre, l’échange, le débat, la mise en relation

 

Dernière remarque : tous nos efforts semblent faire de la violence un tabou, le mal absolu, jamais acceptable ou justifiable. Il me semble que notre initiative devra aussi être capable de prendre en considération les perspectives de ceux qui voient dans la violence, révolutionnaire,  décolonisatrice par exemple, la seule voie possible pour mettre fin à une situation d’injustice et de domination extrême. Aujourd’hui, personne dans les démocraties ne semble prendre le parti de la violence, et on en oublie l’époque, pourtant pas si lointaine, où la pensée révolutionnaire, par exemple marxiste ou anarchiste, pouvait la promouvoir, les écrits de Sartre, de Fanon, et de bien d’autres. Il y a là un dernier point qui mérite réflexion.

Discours de Michel Wieviorka lors du kick-off du 18 janvier 2017