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Marie Miran est maître de conférences à l’EHESS et membre de l’IMAF. Ses premières recherches ont porté sur la culture islamique et la société musulmane de Côte d’Ivoire. Ses recherches actuelles interrogent la contribution globale et culturelle du champ religieux ivoirien à l’écriture du destin national, passé et présent.

Vous avez commencé vos recherches en tant qu’historienne, en vous intéressant particulièrement à l’Islam en Côte-d’Ivoire; pourquoi vous êtes-vous ensuite dirigée plus généralement vers l’anthropologie du fait religieux dans ce pays ?

Le terrain africain est particulièrement propice à l’approche pluri- ou interdisciplinaire. Ainsi mes tous premiers travaux, qui interrogeaient la culture religieuse et la société musulmane-s dans la mégapole ivoirienne, ont-il été d’emblée marqués par les méthodes et les sources à la fois historiques et anthropologiques. J’étudiais la formation d’une communauté religieuse depuis l’arrivée des tous premiers migrants musulmans à Abidjan à l’aube du XXe siècle, en ayant recours à des archives — coloniales, missionnaires et autres — et à la mémoire des musulmans eux-mêmes. J’étudiais aussi l’évolution diachronique et les dynamiques contemporaines de cette communauté (au demeurant plurielle), par des enquêtes de terrain croisant les entretiens et l’observation participante. L’une de mes interrogations majeure est de comprendre le présent, et pour ce faire, il me semble impératif de comprendre, entre autres, le passé du présent: les dynamiques de rupture et de continuité qui façonnent et refaçonnent le présent, l’histoire immédiate.

C’est dans une démarche progressive que je me suis tournée vers l’anthropologie du fait religieux en CI. La CI, hier comme aujourd’hui, est un pays pluriconfessionnel, pluriethnique, cosmopolite. Les communautés ne se sont pas développées en vase clos mais en contact les unes avec les autres, surtout dans le sud ivoirien, creuset du développement économique et des migrations. Ainsi avais-je eu le souci, dès ma thèse, d’interroger les influences, conscientes et inconscientes, entre islam et christianisme. La principale fédération islamique ivoirienne aujourd’hui, le Conseil supérieur des imams (COSIM), est, d’une certaine manière, une inspiration indirecte de la Conférence épiscopale ivoirienne — sans équivalent ailleurs en Afrique de l’Ouest. Mais c’est la montée des violences politico-militaires, avec leur corollaire de violences religieuses, dans la période d’après 2002 et surtout en 2010-2011, qui m’a fait comprendre qu’une lecture religieuse de ces crises complexes ne pouvait se limiter à un ancrage dans une seule communauté de foi mais devait s’ouvrir à une approche comparative globale. Ce qui n’est pas facile, mais s’est montré réellement éclairant.

Vos dernières recherches portent sur les violences politico-militaires et spirituelles en Côte d’Ivoire. Pourquoi avoir choisi cette région en tant que terrain ? Avez-vous un attachement particulier pour ce pays ?

Je mène des recherches en Côte d’Ivoire depuis 1996, cela fait déjà plus de vingt ans. Après ma thèse, j’ai également conduit des recherches dans le sud du Ghana, du Togo et du Bénin. Mais j’ai une relation particulièrement forte avec la Côte d’Ivoire, laquelle ne saurait s’expliquer par des arguments uniquement professionnels ou rationnels. Il y va aussi d’un parcours de vie personnel qui s’est construit en lien étroit avec toutes celles et ceux que j’ai croisé en CI et dans les expériences que ce pays m’a donné de vivre. Les amitiés, les échanges passionnés, les engouements et certaines difficultés ont contribué à me transformer au fil du temps, d’où un grand attachement.

En quoi le spirituel est un élément important dans les conflits en Côte d’Ivoire ?

Pas de réponse courte à cette vaste question ! Même en temps de paix, le spirituel est un élément central et essentiel de la vie individuelle et collective de la grande majorité ivoirienne, même s’il n’est pas toujours visible ou à tout le moins perçu par les observateurs extérieurs, pétris de rationalité cartésienne. Ce spirituel est a fortiori convoqué de manière encore plus prégnante en cas de guerre, car dans l’entendement de la plupart des Ivoiriens, rien de ce qui est visible, physique, matériel, n’est dissocié de l’invisible, du spirituel, du psychique, de l’immatériel : pour gagner des conflits politico-militaires il faut donc aussi engager et gagner la bataille spirituelle.