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Cet article est publié dans le cadre du cycle IPEV Live, transition from violence : lessons from the MENA, une série de 8 discussions en ligne, tous les mardis du 18 mai au 29 juin 2021.

Article écrit par Marie Kortam, Fondation Maison des Sciences de l’Homme


La ville de Jérusalem revêt une signification particulière pour les juifs, les musulmans et les chrétiens. Elle représente l’un des dossiers les plus sensibles et les plus complexes du conflit entre Israéliens et Palestiniens. Pour les seconds, Jérusalem-Est – al-Quds – doit être la capitale de leur futur État. Pour les premiers, la totalité de Jérusalem – Yerushaláyim – est la capitale unique et indivisible de l’État juif.

La position de la communauté internationale sur Jérusalem est fondée sur une série de résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU) et de l’Assemblée générale des Nations unies (AGNU) : 181, 242, 252, 476 et 478. La résolution 242 du CSNU, adoptée en 1967, est la plus importante pour le reste du territoire palestinien. Elle exhorte Israël à se retirer des territoires occupés et confirme Jérusalem-Est comme capitale du futur État de Palestine. Or, à Jérusalem-Est et dans ses environs, l’expansion des colonies israéliennes n’a pas cessé depuis 1967.

Le front intérieur politique palestinien est faible et divisé voire désintégré, en raison à la fois de divergences politiques internes et de l’action de certaines des grandes puissances. L’« accord du siècle », que l’administration Trump s’est efforcée de mettre en œuvre, en impliquant certains pays arabes, est la dernière initiative en date ayant déstructuré l’unité arabe sur la question et affaibli la position palestinienne.

 

La récente vague de normalisation des relations de ces pays arabes avec Israël a dépouillé les Palestiniens de leur poids politique régional, réduit leur marge de manœuvre et leurs opportunités de mobilisation politique.

Pourtant, malgré la division interne entre la Cisjordanie et la bande de Gaza, et malgré la dépendance de l’Autorité palestinienne envers l’autorité d’occupation israélienne, les habitants palestiniens de Jérusalem, vite rejoints par une grande partie de ceux de Gaza et de Cisjordanie, ainsi que par la diaspora, viennent de se soulever avec une énergie inattendue, nourris par une frustration qui s’est accumulée pendant de nombreuses décennies, depuis la Nakba et l’exil. L’un des enseignements les plus importants des récents événements est que la cause palestinienne est bien vivante dans l’esprit de ces populations, y compris parmi les plus jeunes et les réfugiés palestiniens exilés au Liban, souvent depuis plusieurs générations.

Les réfugiés se mobilisent

Cette jeunesse palestinienne au Liban est victime de violences, de discriminations, d’abus de pouvoir et d’injustice sociale de la part de l’État libanais, et négligée par les factions palestiniennes.

Cette jeunesse forme une grande partie de la population palestinienne au Liban, estimée entre 260 000 et 280 000 personnes dont 50 % ont moins de 25 ans et 28 % entre 25 et 34 ans. Elle ne rate aucune occasion de tenter de transformer sa réalité quotidienne. Elle s’est mobilisée de nombreuses fois, encore récemment en 2019, contre la décision du ministère libanais du Travail de traiter les réfugiés palestiniens comme des étrangers, un acte qu’elle considère comme une forme de discrimination et de racisme. Ces protestations se sont rapidement cristallisées en un mouvement social réclamant des droits civiques pour vivre dignement. Cette jeunesse s’est à nouveau fait entendre en 2020 dans le contexte de la crise de la Covid-19.

En mai, suite au soulèvement de Jérusalem, des centaines de réfugiés palestiniens, sexe et âge confondus, issus des troisième et quatrième générations de réfugiés, ont tenté de traverser la frontière libano-palestinienne qui les sépare de leur patrie pour rejoindre la résistance civile populaire et soutenir leurs familles face à l’occupation israélienne. Dans les camps, les réfugiés ont organisé des sit-in, des marches et diverses autres manifestations de soutien aux autres Palestiniens, y compris sur les réseaux sociaux.

L’armée libanaise a ensuite fermé toutes les routes menant à la frontière et mis en place des points de contrôle visant à empêcher les cortèges d’atteindre la Palestine, après que les Palestiniens de tous les territoires libanais se sont dirigés vers le sud.

Tenter d’arriver jusqu’à la frontière et de la franchir est un périple risqué et interdit aux Palestiniens. Du côté israélien, la frontière est surveillée à la fois par les forces israéliennes, qui n’hésitent pas à tirer sur ceux qui s’approchent de trop près, et du côté libanais par la FINUL et l’armée libanaise. Le Hezbollah, qui contrôle dans une large mesure le sud du Liban, et les principales factions palestiniennes ont décidé de ne pas ouvrir le front sud à ce stade, même si quelques roquettes ont été envoyées par des militants palestiniens depuis le territoire libanais.

La conscientisation des Palestiniens du Liban et d’Israël

La notion de conscientisation développée au Brésil par Paolo Freire est un concept utile pour comprendre l’état d’esprit de la jeunesse palestinienne en exil.

Selon Freire, la conscientisation est « un processus dans lequel des hommes, en tant que sujets connaissants, et non en tant que bénéficiaires, approfondissent la conscience qu’ils ont à la fois de la réalité socio-culturelle qui modèle leur vie et de leur capacité à transformer cette réalité ».

Freire distingue quatre niveaux de conscience différents selon les discours et les pratiques qu’ils engendrent : soumise, révoltée, réformiste et révolutionnaire. Chaque niveau de conscience se divise à son tour en quatre « démarches ou indicateurs » – attitudes, explications, actions, projet de société – et se trouve séparé du niveau suivant par un passage relatif à ces démarches.

Un individu ne peut se situer exclusivement à l’un ou l’autre de ces niveaux de conscience. D’autant plus que les « indicateurs » de chaque catégorie, utilisés pour situer les individus dans la grille, se réfèrent à des sphères très variées de la vie d’un individu. Ainsi, les jeunes Palestiniens peuvent se situer à un certain niveau de conscience pour ce qui concerne leurs attitudes et à un niveau différent pour ce qui est de leurs actions. Par ailleurs, ces niveaux varient entre un réfugié palestinien, un Palestinien de Gaza ou de Cisjordanie, un Palestinien d’Israël etc. De plus, chaque niveau implique une dure et longue route vers des voies inconnues, parsemée de confrontations avec des propres contradictions. Ce qui explique parfois le passage à l’acte et d’autres fois la retenue des Palestiniens.

Pour donner une illustration de cette idée, prenons l’exemple de niveaux de conscience différents entre deux groupes de Palestiniens qui partagent la même identité politique.

Les jeunes réfugiés palestiniens montrent différents niveaux de conscience. Durant toutes mes années de travail de recherche avec eux, j’ai pu remarquer, à chaque niveau de conscience, un écart entre réflexion et pratique. Dans la réflexion, leur démarche indique une conscience révoltée. Elle se caractérise par un sentiment d’insatisfaction et d’injustice, et l’opposition aux groupes désignés comme dominants, à commencer par les factions palestiniennes nationalistes et islamistes qui ne les défendent pas face au gouvernement et aux partis libanais qui promulguent des lois discriminatoires à leur égard.

Ces jeunes identifient beaucoup de problèmes et remettent en question le système politique libanais et palestinien en soi : le premier les considère comme de simples étrangers et les soumet à de nombreuses restrictions en matière de droit au travail et à la propriété, sans prendre en compte leur spécificité d’apatrides ayant le Liban comme pays d’accueil. Le deuxième prive les jeunes d’une véritable représentation politique efficace et ne les protège pas face à l’État libanais. Bref, ces jeunes Palestiniens formulent une analyse rationnelle et articulée de leur situation politique. Cette réflexion peut atteindre un niveau de conscience réformiste voire révolutionnaire, selon la socialisation politique de chacun.

Pour autant, au niveau de l’action, leur niveau de conscience est souvent, toujours pour reprendre la typologie de Freire, « soumis, du fait de l’absence de foi dans la possibilité d’un changement. Ce fatalisme est le fruit d’une situation historique et sociologique liée à l’exil. S’y ajoutent deux attitudes négatives : une indifférence vécue telle une rupture avec le système et une forme de justification des institutions allant de pair avec leur acceptation.

Quant aux indicateurs d’une conscience révoltée, ils se traduisent par des protestations, des mobilisations, la revendication de droits, des actions ponctuelles de révolte et une rupture avec les systèmes – libanais comme palestinien – qui les humilient. Cette révolte est aussi parfois dirigée contre les politiques américaine, européenne ou israélienne, comme lors du dernier soulèvement.

Et ceux d’Israël ?

Les Palestiniens d’Israël, eux, entretiennent plutôt un niveau de conscience réformiste, qui se manifeste par l’adhésion à des partis d’opposition au système politique israélien ou par le refus de participer à ce système. Leurs actions visent à corriger les abus du système tout en consolidant une solidarité fermée sur leur appartenance arabe et palestinienne.

Avec les derniers événements à Jérusalem, ces jeunes de nationalité israélienne sont passés d’une conscience réformiste a un début de conscience révolutionnaire. Cette dernière, même si elle est réprimée, trouvera le temps et le contexte pour se manifester de nouveau. Deux indicateurs le montrent : le sentiment de leur identité culturelle et l’élargissement des mobilisations, des solidarités et de l’unité palestinienne. Ces attitudes des jeunes ne se sont pas reflétées dans le discours, ce qui n’est pas étonnant puisque ce niveau de conscience est l’aboutissement du cheminement de la conscience, qui nécessite beaucoup de temps et d’expériences. Il est acté par la recherche de nouveaux rapports sociaux, l’engagement dans le processus permettant la libération de toutes les formes d’oppression et la volonté de maîtriser le devenir collectif.

Pour éviter un changement radical par le conflit – qui lui aussi peut avoir sa place dans les méthodes de changement, le but recherché en l’occurrence étant la libération des territoires palestiniens occupés et l’application des résolutions internationales dans le respect du droit –, la communauté internationale, le gouvernement israélien et les partis politiques palestiniens doivent offrir des espaces à ces jeunes. Cela permettra de libérer leur parole, de les écouter et de les comprendre. Mais aussi de les orienter vers des actions réformistes, politiques ou sociales susceptibles de les mobiliser et répondre à leur besoin de justice.

Credit: 2013 EC/ECHO/Dina Baslan