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Olivier Roy est membre du Comité International d’Évaluation d’IPEV. Il est directeur de recherche au CNRS et directeur d’études associé à l’EHESS. Depuis 2009, il est professeur à l’Institut Universitaire Européen de Florence (Italie), où il dirige le Programme Méditerranée.

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Olivier Roy : Religion et dé-radicalisation, une approche à construire

Un des grands problèmes pour étudier le facteur religieux dans les phénomènes de violence, c’est que nous sommes une société qui comprend mal, ou qui ne comprend plus le religieux, car nous sommes des sociétés profondément sécularisées (et cette sécularisation touche aussi les pays musulmans). Ce n’est pas une spécificité de l’Europe occidentale. Il y a un analphabétisme religieux, croissant aujourd’hui, qui fait que le religieux apparaît comme bizarre. Les sciences sociales n’aident pas à la compréhension du religieux, parce qu’elles confortent la sécularisation du religieux. Elles cherchent toujours à traduire le religieux dans du séculier, par exemple en terme d’identité, de protestation, ou de psychologie. Le droit aussi traite le religieux sous d’autres registres, comme la  liberté d’expression. Les hate speech laws, par exemple, mettent dans le même sac la religion, la race, le genre, etc. On ne voit pas, on ne comprend plus la spécificité du religieux, si bien que le religieux, quand il apparaît comme tel, apparaît souvent comme violent. Comme s’il y avait dans le fond un point commun entre violence et religion, qui était l’irrationalité, l’incapacité à se rationaliser.

Dans ce qui nous intéresse ici, la violence, la religion peut être évidemment totalement absente, par exemple dans les mouvements d’extrême-gauche, qui sont plutôt anti-religieux. La religion peut être explicite mais de manière ambiguë. On dit les « catholiques » et les « protestants » pour l’Irlande du nord, donc la référence religieuse est explicite. Mais est-ce qu’elle correspond à une foi ? Est-ce qu’elle correspond à une pratique religieuse ? En Irlande du nord on sait que non. L’IRA avait une tendance socialiste et marxiste, et la pratique religieuse chez les protestants nord-irlandais est une des plus faibles de l’Europe occidentale. Mais la religion peut aussi être implicite : sans référence explicite au religieux, on peut avoir des comportements de type religieux, des comportements mystiques dans la violence. Vous voyez, on a déjà là une complexité. On a un problème de catégorisation. Prenons par exemple Breivik, l’assassin d’extrême droite norvégien. Il se réclame explicitement du christianisme, dans l’énorme pavé qu’il a écrit sur internet : les croisades, Charles Martel, occupent des dizaines et des dizaines de pages. En même temps, il n’a aucune pratique religieuse. Il ne demande pas un aumônier, il ne va pas à l’église, il ne prie pas, etc.

En travaillant sur les trajectoires des terroristes islamiques qui ont sévi en Europe occidentale au cours des vingt dernières années, c’est-à-dire de Khaled Kelkal en 1995 aux attentats du Bataclan, on s’aperçoit que la plupart de ceux qui commettent une action suicide n’ont pas de trajectoire religieuse, c’est-à-dire qu’ils ne viennent pas d’une radicalisation de la religion. Mais ils sont religieux quand ils passent à l’action. Ils croient sincèrement qu’ils vont aller au paradis. Donc la religion n’est pas seulement un prétexte, elle n’est pas seulement un vernis pour d’autres explications. Elle est au cœur de leur action sans être la cause de leur action. Et c’est là que l’on a un problème, pour comprendre cela. On peut étudier tout ce qui provoque, disons, le sentiment de frustration qui est une constante chez les terroristes : le racisme, l’exclusion sociale, le post-colonialisme, l’échec individuel, tout ce que vous voulez. Il reste le saut final, le passage final au religieux. Soit on l’élimine, comme mon collègue François Burgat, qui dit qu’on a affaire à un « parler musulman », muslim speak : ils expriment en termes religieux quelque chose qui n’est pas religieux, qui est profondément politique, social et culturel. Pourquoi pas ? Mais si on peut comprendre leurs choix politiques, on ne comprend plus alors la spécificité de leurs modes d’action, dont la quête presque systématique de la mort. Je ne vais pas rentrer dans la querelle que mentionnait Michel tout à l’heure, je vais juste poser le problème. Comment penser le rapport entre religion et violence ?

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Pour envisager la sortie de la violence, il faut comprendre la fascination pour la violence. Le risque est de vouloir penser le rôle du religieux dans la sortie de la violence, alors qu’on n’est pas sûr de comprendre son rôle dans l’entrée dans la violence. Je vais donner quelques exemples. Le rapport entre religion et violence est en général envisagé, pour simplifier, sur quatre registres.

D’abord, on dit que le problème du religieux, c’est qu’il pose un non-négociable. Si on pose quelque chose qui n’est pas négociable, comment peut-on s’insérer dans une société démocratique, par exemple ? comment penser le vivre-ensemble ou le compromis ? On en conclut qu’il faudrait que les religieux négocient leur religion, qu’ils acceptent d’en repenser les fondements, bref qu’il faut négocier sur le théologique. C’est un faux problème. Là je renvoie aux travaux de l’historien Olivier Christin sur la « paix de religion », comme une réponse à la « guerre de religion ». La guerre de religion est déclenchée justement parce qu’il y a un « non négociable ». Quand vous lisez les 95 thèses de Martin Luther, les deux dernières disent explicitement : « Ce que je viens de dire n’est pas négociable. Je mourrais pour ce que je viens de dire. Vous pouvez me tuez. » Qu’est-ce qu’on fait ? On a fait la guerre pendant près un siècle (1545-1648). Mais la guerre n’a fait gagner personne. Très vite les États, les rois se sont dit : « comment éviter la guerre civile dans mon royaume ? » Ils ont essayé de faire des compromis religieux. Ils ont ramené les théologiens protestants et les théologiens catholiques, et « allez-y, parlez de l’eucharistie », comme au Colloque de Poissy en 1562… et évidemment sans résultat ! Parce que ce n’est pas négociable. Donc faire venir des théologiens qui vont venir parler d’Abraham, etc., ça ne marche pas. Mais une approche politique, où le principe de négociation est central, ça marche. Et Christin montre très bien que la paix des religions a été faite par des légistes, des hommes politiques, le pouvoir politique. Donc on a effectivement un bon exemple de comment gérer politiquement ce refus de compromis du religieux. Ça a déjà été fait, c’est faisable. Quand le pape Benoît XVI dit « l’avortement ce n’est pas négociable », on ne lui demande pas de se dédire, mais on entre en négociations, non pas avec l’Eglise, mais avec les forces politiques, voire l’électorat, qui lui est proche. Mais on ne demande pas à l’Eglise d’abolir l’encyclique « Humanae Vitae ». De même on ne va pas demander à des salafis de dire « je respecte le christianisme parce que dans le fond c’est une bonne religion, il y a des choses très bien ». On ne va pas leur demander de signer une déclaration selon laquelle les yézidis ou les chiites ne sont pas des hérétiques. Par contre il y a un travail politique à faire, en particulier autour de l’idée que la liberté religieuse vaut pour tous et que c’est au politique de prendre en charge la tolérance et la liberté. Il ne s’agit pas d’exclure le religieux de l’espace public, mais de construire le cadre dans lequel s’exerce la liberté religieuse.

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Un deuxième point où l’on croit pouvoir situer la dimension religieuse de la violence : l’intensité de la foi. Et ça, spécialement en France. Comme vous le savez peut-être, par exemple, quand la police fait une enquête pour accorder l’accréditation aux bagagistes de l’aéroport de Roissy, qui sont très souvent d’origine musulmane, la police fait une enquête sur l’intensité de leur pratique religieuse. Et la fiche de police se construit un peu sur ce modèle : « ne va jamais à la mosquée et boit de l’alcool » : avis favorable. « Va à la mosquée une fois par mois, ne mange pas de porc, mais accepte de boire de l’alcool au pot d’entreprise » : avis favorable. « Va à la mosquée, ne boit pas d’alcool ». Ah… louche. Là, deuxième enquête. « Prie une fois par jour ». Troisième enquête. « Prie cinq fois par jour ». Refus d’accréditation. C’est une vieille tradition française ! En 1904, le ministère de la Guerre avait fait une enquête sur les officiers français promouvables au grade de général. C’était le même type de fiche : «  Va à la messe une fois par an », « va à la messe tous les dimanches ». Et si on avait « va à la messe tous les jours avec missel », la promotion sautait.

Et le troisième point où l’on cherche la clé du passage à la violence dans le religieux, c’est la radicalité théologique. C’est dire que la cause de la violence est attribuée à une radicalité théologique. Le salafisme est théologiquement radical : c’est certain. Il a une définition de l’hérétique, du halal et du non halal, c’est-à-dire du permis et de l’interdit, qui est très stricte. Et cela pose des problèmes de société, des problèmes de convivialité, des problèmes de participation à la vie politique. Mais est-ce que cela conduit à la violence ? Pas forcément, il n’y a pas de passage automatique du salafisme au terrorisme. La très grande majorité des terroristes n’a aucun passé salafiste, ce sont des « born-again » ou des convertis. Mais une fois qu’ils sont devenus religieux, est-ce qu’ils deviennent religieux sur un registre salafiste ? J’ai des doutes. Les comportements d’Abdeslam ou d’Abaaoud après l’attentat ne sont pas salafistes. Mais on ne va pas rentrer dans les détails.

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Le problème est donc que les réponses à la violence religieuse ne peuvent pas porter sur ces trois points (le non-négociable, l’intensité de la foi ou la radicalité théologique), qui ne sont pas systématiquement liés à une violence politique et surtout qui n’offrent pas en soi de solution « religieuse » à la violence politique.

Il y a un quatrième point où la religion est explicite, et où l’on peut dire qu’il y a un lien avec la violence politique. C’est ce qu’on peut appeler l’idéologisation de la religion. La théorie du califat est une idéologisation de la religion. Et Daech a une remarquable production d’idéologisation de la religion. Ils vont prendre des savants en islam, des vrais, alors que les  jeunes recrues ne sont pas des savants. Ces savants vont fournir une litanie de justifications religieuses aux choix politiques et aux types de violences choisis par Daech. Il ne s’agit pas de revenir à une tradition bien éloignée des pratiques de Daech, mais de présenter une sorte de généalogie qui relierait Daech au temps du Prophète. Pour s’ancrer dans le Coran, on va utiliser des termes qui ont une vague résonnance coranique, mais qui sont des néologismes complètement contemporains (comme hakimiyya). Là, justement, comme on est dans l’idéologisation de la religion, on peut avoir une réponse politique, un combat politique. Il ne faut pas du tout négliger le politique et se dire que c’est juste un problème de théologie. Reste que ce choix politique est bien exprimé en termes religieux. Et là les théologiens ont une responsabilité à assumer. Le problème est de définir le cadre dans lequel ils peuvent agir, et ce n’est ni la réforme théologique, ni le prêche hebdomadaire, ni les stages de dé-radicalisation.

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Il est bon que les théologiens expliquent que Daech a tort, et que les salafistes ont tort. C’est bon pour des tas de raisons. Mais il ne faut pas croire qu’on va convertir les radicaux à la modération en leur donnant des cours de religion. S’ils sont devenus radicaux, ce n’est pas parce qu’ils ont mal lu le Coran. En général ils ne l’ont pas lu, quand ils deviennent radicaux. C’est parce qu’ils veulent être radicaux. Donc envoyer des bons aumôniers faire la leçon de Coran à ceux qui reviennent de Syrie pour les ramener dans le droit chemin, ce n’est pas vrai. Je suis d’un total scepticisme. Je peux me tromper, il peut y avoir des exceptions (chez les très jeunes en particulier), nous sommes là pour débattre de ce genre de choses. Mais les expériences de dé-radicalisation ne sont pas convaincantes.

Qu’est-ce qui, dans le fond, reste le noyau dur, le problème qu’on a du mal à comprendre ? C’est le religieux implicite, c’est-à-dire la dimension mystique de la violence. On peut avoir des mystiques sans religion. Lisez Dostoïevski. Regardez les anarchistes du 19e siècle, les narodni, les révolutionnaires russes de la fin du 19e siècle, et vous avez une mystique de la mort, une mystique de la violence, explicite. Dans la quête de la mort, il n’y a pas seulement l’espoir d’aller au paradis. C’est pour ça que j’ai utilisé le terme de nihilisme – qui n’est pas très bon, je suis d’accord. On peut dire qu’un anarchiste qui se laisse prendre, qui s’explique à son procès, qui se fait condamner à mort et qui est exécuté[1], et qui meurt à moins de 30 ans, ne croyait pas au paradis. On peut dire par contre que les jeunes du Bataclan pensent qu’ils vont aller au paradis, et donc ils ne sont pas nihilistes. Mais dans le fond, pour moi – et je peux me tromper –, c’est un comportement profondément similaire. Dans les deux cas il y a l’idée qu’il n’y a pas de futur sur terre. « No future ». Aucun des jeunes parmi les terroristes et djihadistes, ne s’intéresse vraiment à construire une société islamiquement juste en Syrie. Ils disent « je veux vivre dans une société islamique ». Mais aucun ne travaille réellement à la construction d’une société islamiquement juste, et c’est intéressant que ça ne les intéresse pas. C’est pour ça que Daech a un réservoir fantastique de volontaires pour la mort, qu’ils utilisent en ce moment par centaines, par exemple dans leur résistance militaire autour de Mossoul. Ils ont des jeunes qui sont volontaires pour la mort, oui. Et je crois que c’est là une dimension sur laquelle il faut travailler, et qui explique très largement pourquoi aujourd’hui les psys (psychanalystes, psychologues, etc.) sont sur ce terrain de la radicalisation et de la déradicalisation. Et c’est légitime. Le problème est d’articuler ça sur la violence comme phénomène politique. Parce que le risque, si on psychologise, est de faire tout passer sur les problèmes de l’individu, ou sur les problèmes métaphysiques d’une certaine jeunesse, mais si à l’inverse on politise tout on ignore pourquoi dans le fond ces jeunes passent à la violence. Je crois que le travail doit porter sur ce qui se passe dans l’articulation entre quelque chose qui est profondément personnel, spirituel, mystique – j’emploie le mot –, et une construction narrative comme celle de Daech, qui est politique et idéologique. C’est l’articulation des deux qui fait la force et l’étrangeté de cette violence absolue qu’est la violence de Daech.

[1] Comme Emile Henry, le premier qui a dit « il n’y a pas d’innocent ». En fait il a dit « il n’y a pas de bourgeois innocent ». Mais les gens du Bataclan peuvent dire : « il n’y a pas de Français innocent ». Ce n’est pas avec un adjectif qu’on va changer le sens. Mais cette idée-là est que tout le monde est coupable.